lundi 19 décembre 2011

Biënnale de Lyon : Une terrible beauté est née

Elly Strik
Pour la 11e édition de la Biennale de Lyon, historiquement une biennale d’auteur, j'ai

choisi de faire ce que font les artistes – d’avancer à l’aveugle, dans le noir, sans savoir si

celui-ci s’éclaircira ou non au cours de ma progression, pas à pas et d’oeuvre en oeuvre,

de me laisser influencer par mes obsessions, mes intuitions et mes frayeurs, et d’être

guidée par les indices et les provocations que les artistes conviés ont semé sur ma route

– sur notre route. J’ai voyagé et fait en sorte que cette exposition parle tout à la fois de

l’incertitude du présent et de son proche avenir, qu’elle parle de la condition de l’artiste

et de l’absolue nécessité de l’art, tout en restant ouverte au doute, à la contradiction et à

la perplexité, au changement et au mouvement. Cette exposition est née des convictions

et interrogations suivantes :

Christian Lhopital

1 L'imagination est le support de la connaissance. Nous partageons

avec Oscar Wilde chacune de ses célèbres épigrammes

: la fonction de l'artiste est d'inventer et non d'enregistrer

; le plaisir suprême de la littérature est de réaliser

l’inexistant ; et je plaide pour le mensonge dans l’art. Cela

signifie que l’art doit prendre ses distances à l’égard du réel

pour exister en tant que tel – en tant que construction artificielle

– et pour répondre en retour, et avec éloquence, à la

complexité du réel.

2 L’imagination permet au rationnel et à l’irrationnel de cohabiter

avec la plus grande productivité. L’artifice de l’art se

crée en réunissant ou en opposant des méthodologies très

diverses, qu’elles soient rationnelles (ainsi, le retour aux

notions modernes de sciences et d’encyclopédie) ou irrationnelles

(ainsi, l’appel au mysticisme, à la fantasmagorie, à

l’hallucination, au délire, au jeu et au hasard, jusqu’à l’abandon).

3 L’imagination permet à l’individu de prendre des risques, de

repousser ses limites et d’explorer, avec ou sans intention

intellectuelle, les gestes et les pratiques qui sont autant d’alternatives

au présent – et donc de construire des utopies

alternatives.

4 L’imagination est la première des émancipations.

5 La liberté peut prendre différentes formes dans l’art : l’interrogation

du présent, la création d’un monde alternatif, la destruction

constructive des discours et des langages établis.

Cette destruction constructive rejoint l’imagination et fait de

l’absurde, du délire et de l’humour des outils d’émancipation

du langage.

Marlene Dumas

6 Dans son poème Pâques, 1916, le poète W. B. Yeats s’interroge sur son propre

présent et analyse avec la plus grande incertitude la révolte des Irlandais revendiquant

leur émancipation du joug britannique. À première vue, le poème semble célébrer

les martyrs qui donnèrent leurs vies pour l’indépendance. Mais en y regardant

de plus près, il est évident que le narrateur doute. Comme l’affirme Carlos Gamerro

dans l’essai qu’il publie pour le catalogue de la Biennale de Lyon 2011, le poème,

troublant, oscille entre affirmation, interrogation et négation, sans jamais prendre

parti. Cette Biennale est pénétrée de ce sentiment qui nous laisse incapable de

juger de l’évidence d’un présent. Nous préférons répondre, deviner et nous contredire

en toute liberté.

7 Une terrible beauté est née, le fameux vers du poème de Yeats qui donne son titre

à la Biennale, rassemble deux idées apparemment opposées – c’est cette contradiction

productive qui nous intéresse ici.

8 Pourquoi est-il nécessaire d’interroger une fois encore cette notion de beauté ?

La beauté est depuis toujours l’un des paramètres les plus violents et les plus

arbitraires de la pensée occidentale. Interrogeons-nous : la Beauté – au sens de

R. M. Rilke – est-elle toujours le début de la terreur ? Y a-t-il une beauté qui ne

soit pas terrible ? L’émergence de la beauté adoucit-elle la brutalité du réel ou n’en

renforce-t-elle pas au contraire les horreurs ?

9 Cette Biennale est une réponse à ces questions et ces mécanismes en ce qu’elle

orchestre les tensions, les vides et les excès sur lesquels s’appuient les artistes en

réaction au présent. Dans sa mise en scène, la Biennale emprunte à la philosophie,

au théâtre et à la littérature. La scène, le jeu, le dévoilement, la dissimulation ou le

travestissement s’infiltrent partout dans la Biennale. La charte graphique conçue

pour elle par l’artiste Erick Beltrán en est d’ailleurs un exemple. L’exposition invite

ainsi la fiction à se développer et à commenter les contradictions du présent.

10 Cette Biennale entend répondre à l’actuelle confusion de l’art, à une époque où

celui-ci est principalement considéré comme un produit de marché. Ici, nous

cherchons à élaborer une exposition conçue comme un réseau au sein duquel

les oeuvres communiquent entre elles, en créant du sens et en prenant position à

l’égard du monde.

Virginia Chihota

11 à la suite de Wilde, cette exposition ne cherche pas à témoigner ; elle distingue l’art

du journalisme.

12 Elle distingue également l’art de la communication. Cette Biennale s’efforce de

résister aux modes de communication courants qui exigent d’une exposition qu’elle

soit soumise à un communiqué rédigé sur le même ton et empruntant un vocabulaire

commun aux quatre coins du monde. Nous résistons à la nécessité d’expliquer

la densité. Si des textes doivent être publiés dans le cadre de la Biennale ou dans

son catalogue, ils le seront au titre d’oeuvres d’art et pas en tant que textes étroitement

explicatifs.

13 Depuis l’Antiquité, les mots étaient par-dessus tout des images et les images, des

mots. Ecrire, c’était faire image. Les unes et les autres incarnaient un sens et une

action. La création d’une image suppose dorénavant la possibilité d’une action qui

prenne place dans le réel. C’est cette action performative que nous souhaitons

susciter.

14 Chaque image a un effet, et cette exposition est conçue comme une réflexion sur

ces effets. Nous partageons les réflexions de W. J. T. Mitchell en choisissant de

nous interroger sur le désir et le faire des images, sur ce qu’elles véhiculent et comment,

plutôt que sur ce qu’elles représentent. Nous souhaitons montrer le pouvoir

des images, un pouvoir capable de modifier de façon radicale l’ordre établi. À cet

égard, nous croyons à l’importance de la création de l’image aussi fictionnelle, rare

ou travestie qu’elle puisse paraître, en tant qu’action qui permet à son créateur de

mettre en scène sa propre position idéologique.

15 Nous souhaitons nous interroger sur le pouvoir de la ligne en tant qu’outil de démarcation

du territoire et de représentation d’une position dans le temps, dans l’espace

et dans l’idéologie.

16 C’est ainsi que nous souhaitons répondre à la confusion croissante entre art et politique.

Pour nous, l’artiste est avant tout un sujet politique et l’art est politique. Nous

n'avons aucune intention de faire de la politique au sein de l'espace d'exposition ;

un tel désir serait redondant.

17 La 11e Biennale de Lyon a été conçue à Buenos Aires, en Amérique du sud, pour

et avec Lyon. Les artistes exposés ont été conviés durant de nombreux voyages de

recherche en Europe et en Afrique au cours de l’année écoulée. Ils ont été choisis

pour leurs qualités personnelles et non en tant que représentants de leurs pays ou

régions d’origines – faut-il le préciser ?

18 Dans de nombreux cas, les artistes ont été invités à répondre les uns aux autres. Il

leur a ainsi été demandé de résoudre des problèmes spécifiques et de participer

à un dialogue avec d’autres artistes. Cette exposition est par conséquent le fruit

d’une conversation permanente, d’un modus operandi qui croit au pouvoir du dialogue

dans l’élaboration de tout projet.

19 La 11e Biennale de Lyon a l’ambition d’être vivante. Si elle pouvait être considérée

comme un animal ou une créature vivante, elle choisirait de l’être. Si elle peut entrer

en guerre contre elle-même et répondre au caractère inexplicable du présent et à

la puissance de l’art, elle le fera.

La 11e Biennale de Lyon rassemble 60 artistes du monde entier, venus principalement

d'Europe, d'Afrique et d'Amérique latine, et dont les oeuvres sont exposées sur 14 000 m2

dans quatre lieux : La Sucrière, la Fondation Bullukian, le Musée d’art contemporain de

Lyon et l'Usine T.A.S.E.

Eva Kotatkova

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